Comment une cellule choisit-elle de devenir un neurone, une cellule de la peau ou un globule rouge ? Derrière cette décision minuscule mais capitale se cache un ballet invisible : celui des protéines qui se fixent sur certaines zones de l’ADN pour activer ou éteindre des gènes. Observer ce ballet, au cœur même de la cellule, relevait jusqu’ici de l’impossible.
Une équipe de chercheurs vient pourtant de franchir un pas décisif. Dans une étude publiée dans la revue américaine PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences), ils présentent un outil chimique inédit capable de “piéger” les protéines directement à l’endroit précis où elles se fixent sur le génome. Cette technologie, baptisée SCOPE, pour Site-specific Capture Of Protein Environment, pourrait révolutionner la compréhension du fonctionnement intime des cellules.
Pour saisir l’importance de cette avancée, il faut imaginer l’ADN comme une immense bibliothèque contenant des milliers de livres, chacun représentant un gène. Les biologistes savaient déjà quelles pages étaient ouvertes ou fermées, mais pas toujours quelles “mains” étaient en train de les feuilleter. SCOPE permet précisément de le découvrir : il cible une séquence d’ADN spécifique et, grâce à une réaction chimique activée par la lumière, il capture toutes les protéines qui s’y trouvent à ce moment-là.
Concrètement, les chercheurs ont combiné deux technologies : le système CRISPR/dCas9, une version modifiée du célèbre outil de modification génétique qui permet de se fixer sur une région précise de l’ADN sans la couper, et une molécule photo-active qui agit comme une colle lorsqu’elle est exposée à la lumière. En irradiant légèrement les cellules, les protéines voisines du site ciblé se trouvent littéralement “figées” sur place, prêtes à être identifiées.
Cette approche a été testée sur des cellules souches humaines, connues pour leur capacité à se transformer en n’importe quel type de cellule du corps. Les chercheurs ont ciblé un gène clé, NANOG, indispensable pour maintenir l’état de jeunesse et de flexibilité des cellules souches. Ils ont ainsi observé qu’un trio de protéines — OCT4, SOX2 et CARHSP1 — s’associe sur ce gène pour en préserver l’activité. Mais dès que la cellule commence à se spécialiser, ce trio disparaît, remplacé par d’autres protéines comme ZIC2, qui orientent la cellule vers un destin précis.
Ce que révèle SCOPE, c’est donc une véritable chorégraphie moléculaire, où chaque acteur entre en scène ou se retire au moment exact où la cellule change d’identité. Et pour la première fois, les chercheurs peuvent le voir se produire in situ, dans des cellules vivantes.
Les applications d’un tel outil sont immenses. En comprenant comment certaines protéines contrôlent l’expression des gènes, la science pourrait mieux saisir les dérèglements à l’origine de nombreuses maladies, du cancer aux troubles du développement. SCOPE pourrait aussi aider à identifier de nouvelles cibles thérapeutiques, en montrant quelles protéines perturbent le génome à des endroits stratégiques.
Tout n’est pas encore parfait : la méthode demande une grande précision et ne capture pas toutes les protéines présentes. Mais cette “pince chimique” marque une étape majeure vers la création d’une carte vivante du génome, capable de montrer, presque en temps réel, comment les gènes s’activent et se régulent.
En combinant la chimie, la lumière et la biologie, les chercheurs n’ont pas seulement mis au point un outil technique : ils ont ouvert une nouvelle manière de voir la vie, là où tout commence — dans la danse silencieuse des protéines et de l’ADN.
Nouhad Ourebzani